« L’enjeu très fort, ce sont les 60 captages d’eau prioritaires » I. Matykowski, Agence Artois-Picardie
Avec plus de 70 % de terres agricoles et une forte densité industrielle et urbaine, le bassin Artois-Picardie fait face à des enjeux croissants de gestion de l’eau. Dans le cadre du 12e programme des agences de l’eau, les agriculteurs sont appelés à adopter des pratiques plus sobres, tandis que les conférences territoriales cherchent des leviers concrets pour préserver la ressource dans un contexte climatique tendu.

Quelles sont les caractéristiques de l’agriculture présente sur votre bassin ? À quels défis, notamment climatiques, fait-elle face ?
L’agriculture de notre bassin est une agriculture à forte plus-value basée sur des grandes cultures : blé, betteraves, céréales, légumes, pommes de terre. L’implantation de nouvelles industries agroalimentaires, notamment de transformation de pommes de terre entraîne des évolutions importantes sur les assolements dans un contexte où, sur certains secteurs à enjeu, il faut être en capacité de préserver les prairies et les zones humides, mais également éviter l’érosion des sols dans un territoire qui a durement été touché par les inondations récemment.
Il y a donc un sujet de transition des pratiques agricoles, accentué avec les impacts du changement climatique, avec des phénomènes de surplus d’eau, ou de manque, qui alternent de façon rapide. En ce début d’année 2025, la recharge des nappes était très importante puisque nous avions connu de très fortes inondations fin 2023 et début 2024 et une année humide. Malgré cela, nous sommes en période de vigilance renforcée voire de crise sur certains secteurs, avec des sols très secs, puisqu’il a très peu plu depuis 4-5 mois.
Les prélèvements en eau par le secteur agricole dépendent beaucoup de la météo. Sur une année moyenne, 60 % des prélèvements le sont pour les habitants, 15 % pour l’activité agricole et 25 % pour l’activité industrielle. 15 %, on pourrait penser que ce n’est pas beaucoup, sauf que cette demande en eau est très saisonnalisée. Sur les quatre mois d’été, elle équivaut à la consommation des habitants.
Comment évoluent les quantités d’eau prélevées pour l’agriculture ?
Sur le bassin, on part d’un historique d’une pratique de l’irrigation faible à moyenne. Nous constatons toutefois une évolution importante depuis 2022, liée, d’une part, aux conséquences concrètes du changement climatique (évolution du nombre et de l’intensité des périodes caniculaires) mais aussi à la nature des cultures, pour la plupart industrielles, soumises à des cahiers des charges.
Cette évolution pose un certain nombre de questions par rapport à la prévention de la gestion des conflits d’usage par rapport à l’eau. De ce fait, pour prévenir des manques structurels, nous avons engagé, avec les 15 territoires de Sage, des démarches prospectives prenant en compte les hypothèses du changement climatique (études HMUC). Ces démarches servent à déterminer le volume d’eau disponible par territoire de bassins-versants pour en ensuite partager ce volume d’eau entre les différents usages, c’est-à-dire les milieux naturels, les industriels, l’agriculture et les habitants. Un certain nombre de territoires sont déjà en risque de tension à moyen terme, et ces démarches permettent d’affiner avec des modélisations.
Au-delà de ces études, nous avons aussi engagé en lien avec nos collègues de la Draaf, de la Dreal, et de l’Ademe, depuis deux ans, une démarche appelée Clim’EauFil, avec la Chambre régionale de l’agriculture et une quinzaine de filières agricoles. Le but est de les engager dans la construction de feuilles de route pour tenir compte de l’impact du changement climatique et adapter l’agriculture et les filières à une moindre disponibilité de la ressource en eau. Sur le bassin Artois-Picardie, 94 % de la ressource en eau est souterraine, ce qui veut dire que nos bassines sont sous nos pieds et ce sont elles qu’il faut recharger en priorité. Cela suppose une évolution des pratiques agricoles pour rendre plus performantes l’infiltration de l’eau, la réserve utile des sols, etc. C’est aussi d’emmener les acteurs à se projeter vers diverses orientations, que nous avons appelées, avec la chambre régionale de l’agriculture, les 7 R.
Le projet “Clim’EauFil” et les “7R” : approche intégrée à l’échelle du bassin
Réserve utile : Augmenter la capacité des sols à stocker l’eau.
Retenues et régulation hydraulique : Récupération des eaux de pluie, stockage localisé.
Reconception de l’assolement : Adapter les rotations et choisir des cultures moins consommatrices en eau.
Réutilisation des eaux : Traitement et retour à l’irrigation ou au milieu naturel.
Réduction des quantités prélevées : Optimiser l’irrigation.
Résistance variétale : Choix de plantes adaptées à la sécheresse.
Remplissage des nappes : Aménagements pour favoriser l’infiltration de l’eau (haies, prairies, zones humides, fascines…).
L’idée de Clim’EauFil est d’aller plus loin que les travaux du Varenne de l’eau, d’avoir des plans d’action par filière, mais aussi que les filières discutent entre elles. Au départ, cela n’était pas évident. Dire que nous allions manquer d’eau dans le nord de la France, ce n’était pas très intuitif, car nous savons que, malgré le changement climatique, la quantité d’eau tombant sur le bassin reste la même, simplement, elle se décale dans l’année et tombe de façon plus brutale, plus intensive. Elle sera donc moins à même de recharger les nappes.
Votre 12e programme d’intervention, commencé en janvier 2025, prend-il la mesure de ces enjeux liés à l’utilisation en eau du monde agricole ?
Le 12e programme d’intervention met en avant les solutions fondées sur la nature : maintien des prairies, haies, fascines, zones humides, tout ce qui peut aider à permettre l’infiltration de l’eau en milieu rural et de restaurer le cycle de l’eau en la ralentissant. Cela a un intérêt pour les agriculteurs, pour maintenir l’eau et leurs terres.
À l’échelle du programme, nous prévoyons 104 M€ pour l’agriculture sur six ans, sur un total de 931 M€ de subventions et 200 M€ d’avances. C’est + 25 % par rapport au 11e programme. Notre programme d’intervention prend bien en compte ces enjeux puisque, par rapport au 11e programme, nous prévoyons en complément d’accompagner la transition via la création de filières. D’ores et déjà, nous sommes amenés, par exemple, à subventionner des outils de transformation ou de commercialisation, ce que nous faisions moins par le passé, avec des projets comme un atelier de découpe pour maintenir la filière herbe et les prairies sur le territoire. C’est un objectif à la fois qualitatif, mais aussi quantitatif par rapport à la prévention des inondations. Cela peut aussi être la valorisation des eaux, notamment par rapport à l’irrigation : en juin, nous avons accompagné un dossier avec Saint Louis Sucre sur la valorisation des eaux de lavage de betteraves pour l’irrigation sur le département de la Somme.
Ce que nous avons aussi mis en place en 2024, c’est un PSE, public-privé. L’objectif de ce PSE est d’engager les agriculteurs vers de l’agriculture de conservation des sols. Quatre-vingts agriculteurs sont concernés dans la Haute Somme, pour environ 20 000 hectares. Le porteur de projets, l’association PADV (pour une agriculture du vivant), a mis au point un dispositif d’indice de régénération qui prend en compte un certain nombre de paramètres comme la couverture des sols, le carbone, les intrants… L’idée est de mesurer l’évolution de cet indice pour quantifier l’évolution des pratiques agroécologiques. L’intérêt de ce PSE, expérimental au niveau national, est que des IAA sont également présentes (McCain, Cristal Union, Tereos, Bonduelle, Brioche Pasquier, etc.), et accompagnent la démarche avec de l’ingénierie sur le terrain, mais également en bonifiant le rachat des productions pour accompagner la prise de risque pour les agriculteurs dans l’évolution de leur pratique. Nous constatons avec ce PSE en place depuis l’année dernière qu’il y a une bonne contractualisation.
Quelle est votre politique en matière de stockage de l’eau, notamment par le recours à des réserves ?
Nous ne sommes pas dogmatiques sur le sujet des réserves, notamment par rapport à la récupération d’eau pluviale. en substitution des prélèvements dans les captages d’eau souterraine pour soulager la pression mise sur ces dernières. Cela passe également par une recherche de la sobriété pour tous les usages, dont l’agriculture. Deux études sont en cours, financées par le Masa : l’une porte sur la réutilisation des anciens bassins de lavage de betteraves de Tereos, du côté de Cambrai, l’autre est en lien avec l’aménagement du canal Seine-Nord-Europe pour avoir des modelés de terrains permettant la récupération d’eau de pluie.
L’enjeu très fort pour le bassin Artois-Picardie (4,7 millions d’habitants), ce sont les captages au nombre de 60 prioritaires. Nous avons développé, depuis trois ans, des contrats d’action pour la ressource en eau, qui font suite aux Orque (Opérations de reconquête de la qualité de l’eau) avec une démarche de contractualisation plus forte basée sur des indicateurs de résultats. C’est un engagement de l’ensemble des parties prenantes, dont la profession agricole. Pour le volet agricole, en fonction du diagnostic territorial multipressions, des actions de baisse de pression cohérentes avec le niveau de pollution de la nappe sont attendues. Cela peut consister en de l’optimisation de pratiques agricoles, si le niveau de pollution ne dépasse par exemple pas les 40 mg/L en nitrates alors que de la reconception agricole, qui peut aller jusqu’à un changement de culture vers des cultures à bas niveau d’intrants ou de l’agriculture biologique sera attendu sur des secteurs où la ressource en eau est beaucoup plus dégradée.
L’accompagnement peut prendre plusieurs formes :
- la création de filières dans le cadre d’un projet de territoire : des cultures énergétiques sur les aires de captage quand la collectivité peut alimenter des chaufferies bois ; l’agriculture bio, quand les collectivités s’engagent à fournir des débouchés aux agriculteurs via le plan alimentaire territorial. Les agriculteurs ne s’engagent que s’il y a un marché et s’ils sont accompagnés.
- les mesures agro-environnementales de la PAC, qui, en général, chez nous, ne sont pas très incitatives, vu le niveau de rémunération des cultures. Les PSE peuvent accompagner la transition : la communauté d’agglomération Lens-Liéven porte, par exemple, un PSE pour réduire les intrants et aider des agriculteurs à franchir le pas pour aller vers des pratiques plus conformes avec la garantie de la préservation de la ressource en eau sur le long terme.
Nous disposons d’un outil supplémentaire que nous prévoyons de mettre en œuvre en 2026 et 2027 : il s’agit d’une mesure expérimentale pour cinq ans, qui porte sur 13 captages souterrains prioritaires sur le bassin. Cette mesure permet une rémunération beaucoup plus importante en compensant la différence entre les revenus de l’assolement qui existe sur les zones les plus vulnérables des aires de captage et l’évolution soit vers des cultures bas niveau d’intrants, soit vers l’équivalent du bio.
Les agriculteurs, les coopératives, les chambres d’agriculture que vous rencontrez sont-ils aussi convaincus par la nécessité de ces mesures ?
Comme 94 % de l’alimentation en eau potable provient d’eau souterraine, la surface à protéger ou sur laquelle il faut limiter les intrants concerne une surface agricole maîtrisée, que nous avons estimé à 3 % de la SAU. La profession agricole rend un service collectif quand elle s’engage dans des démarches volontaires pour protéger durablement la ressource en eau. Il est donc logique qu’elle soit accompagnée financièrement dans cette évolution ce qui est l’objectif par exemple de la mesure expérimentale captages.
Si cela ne fonctionne pas, il n’y a plus beaucoup de solutions : c’est soit du curatif, avec des stations de traitement d’eau potable, qui sont en général beaucoup plus chers en investissement et en fonctionnement et auront donc un impact fort sur le prix de l’eau. Ou cela passera par des démarches réglementaires plus contraignantes.