Engrais phosphatés : réduire le cadmium sans compromettre la fertilité des sols
La baisse massive de l’usage des engrais phosphatés a déjà permis de stabiliser les stocks de phosphore dans les sols français. Mais ces apports restent une source majeure de cadmium, un métal lourd dont la réglementation européenne se durcit. Entre recyclage, relocalisation des effluents et modélisation d’un monde sans engrais de synthèse, chercheurs et organismes publics dessinent les voies d’une fertilisation plus durable.

Phosphore : un équilibre fragile mais maîtrisé
« Depuis les années 1970, les agriculteurs utilisent quatre fois moins d’engrais phosphatés », rappelle Joséphine Demay, maître de conférence à l’Inrae, unité Interaction Sol-Plante-Atmosphère. Aujourd’hui, 40 % du phosphore des sols agricoles provient encore des engrais minéraux et plus de la moitié des effluents d’élevage. Globalement, la France est à l’équilibre : les apports correspondent aux exportations par les cultures, les surplus sont faibles. Mais les stocks hérités des décennies d’après-guerre, où les doses dépassaient largement les besoins, restent considérables. « On estime qu’il y a encore soixante ans de réserves mobilisables dans les sols », précise la chercheuse. Le défi consiste désormais à valoriser ce capital, notamment grâce aux cultures capables de solubiliser le phosphore, comme le lupin blanc, ou à des pratiques limitant les pertes par érosion : couverture végétale, haies, réduction du ruissellement.
Cadmium : un contaminant importé
Selon l’Ademe, les engrais phosphatés sont aussi la principale porte d’entrée du cadmium dans les sols, avec 54 % des apports totaux, contre 25 % pour les effluents d’élevage. Ce métal lourd n’est pas toujours disponible pour les plantes, mais sa mobilité augmente avec l’acidification du sol, souvent liée aux engrais azotés. Selon le Haut Conseil de la santé publique, un seuil de vigilance de 1 mg/kg de sol doit déclencher des analyses complémentaires et des valeurs d’action rapides sont fixées entre 2 et 10 mg/kg selon les populations exposées. « Limiter les apports d’engrais minéraux phosphatés reste une bonne idée, pour la santé des sols et pour notre indépendance vis-à-vis des pays fournisseurs », souligne Joséphine Demay.
Des gisements très inégaux en cadmium
Le BRGM rappelle que les teneurs en cadmium varient fortement selon l’origine des roches phosphatées. Les gisements russes et finlandais sont parmi les plus purs, tandis que ceux du Maghreb, majoritaires dans les importations européennes, sont nettement plus contaminés. Or l’Union européenne dépend à 88 % des importations de phosphates, principalement en provenance du Maroc (28 %) et de la Russie (16 %). Pour limiter les risques, la réglementation européenne, entrée en vigueur en juillet 2022, impose déjà une teneur maximale de 60 mg de cadmium par kg d’engrais, qui sera abaissée à 40 mg en 2025, puis 20 mg à l’horizon 2034. Selon le BRGM, ces restrictions, combinées à la baisse des usages, devraient progressivement stabiliser, voire réduire, la contamination des sols agricoles, mais le processus sera lent.
Recycler le phosphore, un levier à développer
Les boues d’épuration constituent déjà un gisement partiellement exploité : près de 50 % du phosphore qu’elles contiennent est épandu sur les terres agricoles, mais cela ne couvre que 5 % des besoins nationaux. Les déchets alimentaires représentent, eux, des volumes marginaux, difficiles à collecter. À moyen terme, les chercheurs misent sur une relocalisation des élevages pour rapprocher production d’effluents et cultures consommatrices de phosphore. « La spécialisation des territoires empêche aujourd’hui les transferts de fertilité », rappelle Joséphine Demay.
Des outils comme les bilans P du Comifer (méthode P-Holsen) permettent déjà d’ajuster finement les apports selon les besoins des cultures : élevés pour la betterave, le colza ou la pomme de terre, plus faibles pour le soja ou le tournesol. Ces seuils pourraient être prochainement revus à la baisse à la lumière des nouvelles connaissances sur la disponibilité du phosphore dans les sols français.
Vers une agriculture sans engrais ? Les scénarios de l’unité Interaction Sol Plante Atmosphère d’Inrae
Dans son laboratoire, l’équipe de Joséphine Demay modélise les conséquences d’une agriculture biologique sans engrais minéraux. Les résultats montrent qu’un tel système serait possible à condition de faire circuler la fertilité à l’échelle des territoires. « La polyculture-élevage permet un transfert de phosphore de la prairie vers les cultures. Mais la spécialisation actuelle de l’agriculture empêche ces échanges : on ne peut pas déplacer facilement les effluents sur de longues distances. » Ces travaux soulignent que la réduction des engrais phosphatés ne peut se concevoir sans repenser l’organisation spatiale des élevages et des grandes cultures, ni sans une meilleure valorisation locale de la matière organique.
Un enjeu de souveraineté et de santé publique
La consommation nationale d’engrais phosphatés est passée de 2 millions de tonnes avant 1973 à moins de 0,5 million en 2012. Poursuivre cette trajectoire suppose d’améliorer le recyclage du phosphore et de diversifier les sources : struvite issue des eaux usées, os calcinés ou effluents d’élevage traités. La réduction du cadmium dans les engrais s’inscrit dans un triple objectif : préserver la santé humaine, maintenir la fertilité des sols et renforcer l’autonomie européenne vis-à-vis des gisements étrangers.