Engrais russes : « 20 à 30 % de la production européenne est à l’arrêt », Tiffanie Stephani, Yara
Par Stéphanie Ayrault | Le | Nutrition & fertilisation
Pour réduire sa dépendance croissante aux engrais russes et biélorusses, la Commission européenne propose d’augmenter progressivement les tarifs douaniers sur trois ans. Cette décision pourrait renforcer la compétitivité des producteurs européens tout en soutenant une cohérence politique et stratégique face au financement de la guerre en Ukraine, selon Tiffanie Stephani, vice-présidente chargée des relations gouvernementales et de la communication externe au niveau européen pour Yara International. Elle demande des ajustements sur le rythme d’application des tarifs pour un impact concret en 2026.

Quel est votre sentiment sur la proposition de la Commission européenne d’augmenter les droits de douanes sur les engrais en provenance de Russie et Biélorussie sur trois ans ?
Il est essentiel d’harmoniser ces règles tout en réduisant la dépendance croissante de l’Europe vis-à-vis de la Russie.
La proposition de la Commission européenne visant à réduire les importations d’engrais russes en Europe est une avancée majeure. C’est une situation à laquelle nous faisons face depuis le début de la guerre en Ukraine. Depuis 2022, les importations d’engrais russes ont considérablement augmenté, créant une grande difficulté pour notre secteur. Nous n’avons pas les mêmes règles du jeu, mais nous partageons tous le même marché intérieur européen. Il est donc essentiel d’harmoniser ces règles tout en réduisant la dépendance croissante de l’Europe vis-à-vis de la Russie.
Les importations totales d’urée dans l’UE27, qui représentent la plus grande part des importations d’azote, ont diminué de 25 % en 2023 - 2024 par rapport à 2022-2023. Or, les importations en provenance de Russie ont représenté près d’un tiers des importations totales, en hausse de 9 % par rapport à la saison précédente, ce qui signifie que leur part de marché a augmenté de 9 %, passant de 21 % à 30 %, pour un total de 1,786 million de tonnes. Cela signifie que non seulement nous sommes dépendants, mais que cette dépendance s’accroît.
Quelles en sont les conséquences de cette augmentation des importations d’engrais russes ?
Les industriels russes parviennent à vendre leurs engrais à moindre coût, ce qui pousse naturellement les agriculteurs européens à se tourner vers ces produits.
Les conséquences sont multiples. Le prix du gaz, par exemple, qui est essentiel à la production d’engrais et représente 80 à 90 % du coût de production de l’ammoniac qui est à la base de la fabrication des engrais minéraux, a fortement augmenté en Europe depuis le début de la guerre en Ukraine. En comparaison, le prix du gaz est 345 % plus élevé en Europe qu’aux États-Unis.
En Russie, le prix du gaz est très nettement inférieur au prix du marché européen, ce qui permet aux producteurs russes de payer beaucoup moins cher cette ressource clé. Cela leur donne un avantage compétitif indéniable, qui fausse la concurrence sur le marché européen. Les industriels russes parviennent à vendre leurs engrais à moindre coût, ce qui pousse naturellement les agriculteurs européens à se tourner vers ces produits, malgré leur qualité inférieure et leur impact environnemental accru.
L’urée, par exemple, est un engrais moins qualitatif, car une partie importante des nutriments qu’elle contient est perdue dans l’air lorsqu’elle est épandue. Les agriculteurs ne bénéficient donc pas pleinement de la valeur nutritive du produit. De plus, l’empreinte carbone de l’urée produite en Russie est environ deux fois plus élevée que celle des engrais produits en Europe.
Êtes-vous satisfaits de la proposition de la Commission ?
La proposition actuelle prévoit une progression annuelle, mais nous suggérons une mise en place bisannuelle.
Nous attendions cette proposition depuis longtemps. Elle arrive tardivement, cela fait déjà trois ans que nous alertons sur cette dépendance croissante. Mais nous saluons la volonté de la Commission européenne de s’attaquer enfin à ce problème.
L’un des points sur lesquels il serait important de revenir concerne le rythme d’augmentation des tarifs douaniers. La proposition actuelle prévoit une progression annuelle, mais nous suggérons une mise en place bisannuelle. En effet, la saison d’utilisation des engrais par les agriculteurs s’étend principalement de janvier à mars, à juin au plus tard. Si les hausses tarifaires prennent effet en juillet 2025, elles n’auront aucun impact sur cette année agricole. Nous pensons que des mesures effectives et ambitieuses dès le début de l’année 2026 pourraient aider l’industrie européenne à retrouver un équilibre et de la compétitivité.
Le Copa-Cogeca estime que cette mesure entraînera une augmentation des prix pour les agriculteurs européens. Que leur répondez-vous ?
L’impact serait limité, autour de 5 à 10 US dollars par tonne, principalement dû à des ajustements logistiques
Je comprends les inquiétudes des agriculteurs. Cependant, notre objectif est d’assurer, et même de restaurer la compétitivité des industries européennes, qui ont été fragilisées pour des raisons structurelles.
Il est important de noter que la Russie n’est pas le seul acteur à répondre à la demande européenne. D’autres pays, comme l’Algérie et l’Égypte, sont également présents sur ce marché et ont la capacité de répondre aux besoins européens. En parallèle, l’industrie européenne, tout comme l’industrie française, pourrait ainsi augmenter sa production pour répondre à la demande.
Concernant l’impact sur les prix, une étude commandée par Fertilizers Europe et réalisée par Argus pour évaluer l’effet des hausses tarifaires sur l’urée, montre que l’impact serait limité, autour de 5 à 10 US dollars par tonne, principalement dû à des ajustements logistiques. En d’autres termes, les engrais russes quitteraient le marché européen pour se diriger vers d’autres régions, et les fournisseurs d’autres régions du monde réorienteraient leurs ventes vers l’Europe.
L’industrie européenne a-t-elle la capacité de compenser ces importations ?
Nous devons diversifier nos sources d’approvisionnement tout en augmentant progressivement nos capacités de production.
L’industrie européenne fait face à de nombreux défis. Le prix du gaz est un facteur de concurrence majeur, tout comme les réglementations européennes sur la décarbonation, qui vont dans le bon sens, mais dont la mise en œuvre rapide requiert des investissements considérables.
Aujourd’hui, selon Fertilizers Europe, entre 20 % et 30 % de la production européenne d’engrais est à l’arrêt, notamment à cause des pratiques commerciales des acteurs russes. Mais l’Europe a toujours importé des engrais et continuera d’en importer. Ce qui change, c’est que nous devons diversifier nos sources d’approvisionnement tout en augmentant progressivement nos capacités de production.
Vous soulignez également un aspect politique dans cette proposition…
En achetant des engrais à la Russie, l’Europe risque de contribuer indirectement à ses efforts de guerre.
Au-delà des enjeux économiques et de sécurité alimentaire, il y a une dimension stratégique et politique. L’Europe a été fortement dépendante du gaz russe, ce qui a conduit à une crise majeure. Maintenir une forte dépendance aux engrais russes poserait un risque similaire à l’avenir.
Les ventes d’engrais sont devenues une source de revenus importante pour l’État russe depuis son invasion illégale de l’Ukraine. En octobre 2023, la Russie a imposé un droit d’exportation temporaire allant jusqu’à 10 %, visant explicitement à financer ses efforts militaires. Par ailleurs, une taxe sur les bénéfices excédentaires, introduite en 2024, a déjà rapporté 600 millions d’euros au Kremlin. En achetant des engrais à la Russie, l’Europe risque de contribuer indirectement à ses efforts de guerre, ce qui contredit l’engagement de l’UE en faveur de la paix et de la stabilité. Bien que les États membres de l’UE aient unanimement convenu d’un régime de sanctions à l’encontre des acteurs économiques russes, le système présente des lacunes importantes.
Pour l’Europe, réduire ces importations est une question de cohérence. Nous avons les moyens de remplacer les engrais russes par d’autres alternatives, tout en soutenant nos priorités en matière de défense et d’autonomie stratégique.
Quelles sont les prochaines étapes ?
Sur le plan législatif, nous attendons plus de détails. Un premier groupe de travail devrait se réunir d’ici une vingtaine de jours sous la présidence polonaise de l’Union européenne. Ensuite, le Parlement européen devra se prononcer, et la Commission en charge du commerce international décidera du type de procédure à adopter : accélérée ou classique.
Nous espérons que ce calendrier sera respecté afin de donner un signal clair à l’industrie européenne et aux agriculteurs, pour qu’ensemble, nous puissions construire un marché plus équilibré et plus résilient.